Intéressons-nous tout d’abord à ce que nous voyons : deux suites dessinées aux compositions, formats, modes d’élaboration et univers d’évocation distincts que réunissent l’emploi généreux de la couleur, la maitrise de l’espace, le goût pour la combinatoire et une attention, exigeante et informée, à la physicalité du dessin...
Intéressons-nous tout d’abord à ce que nous voyons : deux suites dessinées aux compositions, formats, modes d’élaboration et univers d’évocation distincts que réunissent l’emploi généreux de la couleur, la maitrise de l’espace, le goût pour la combinatoire et une attention, exigeante et informée, à la physicalité du dessin. La première série – composée de cinq formats différents, entièrement datée de 2018 et dont chaque élément est seulement référencé par son lieu de création – est signée Ronan Bouroullec. Recouvrant les murs de la galerie, son abondance donne à voir un ensemble de dessins à l’encre et au feutre-pinceau japonais sur papier brillant, où le geste, toujours semblable et chaque fois renouvelé, de la main vient déposer, d’une manière organique, une trajectoire de couleur sur la surface glacée. Réalisés quotidiennement, ils accompagnent le designer jour après jour, tel un journal de bord. Moments suspendus, ils expriment une grande fluidité, une franche simplicité. Formes et sillons passent d’une feuille à l’autre dans un continuum presque infini. Les couleurs y sont peu mélangées, dialoguant par récurrences et rapprochements. Le geste se découvre tantôt ample tantôt plus contraint, imprégnant le papier avec plus ou moins d’intensité. Tous expriment des sensations colorées, des intuitions spontanées de composition, sans que jamais un protocole ne soit suivi. Une pratique autonome, rendue possible par l’économie de moyens et par la liberté – cette plénitude intime – que s’accorde Ronan Bouroullec lorsqu’il se trouve, hors de l’atelier, face à une page en attente d’être expérimentée. S’agit-il de les lire et de les interpréter, ces dessins ? De les goûter, comme nous le ferions d’une ritournelle familière ? À chacun d’en décider, selon ses références – surréalistes, contemporaines, personnelles. La seconde série est signée Erwan Bouroullec. L’ensemble se compose de douze dessins aux titres descriptifs, Marché, Forêt, Chantier ou Pile. Digitaux, ces dessins le sont selon une double acception. Non seulement ils sont réalisés par impression digitale mais surtout ils sont élaborés grâce à un logiciel mis au point pour l’occasion, auquel sont soumises des photographies choisies pour leur structure et leur composition chromatique. En résulte une suite de « traductions » : de l’œil à l’objectif, du pixel à l’écriture digitale, du software à l’impression, du figuratif à l’abstrait, d u sujet choisi à l’image produite, qui donne naissance à des jeux optiques complémentaires, à la fois macroscopiques et microscopiques. Chacun d’entre eux rappelle que toute image résulte d’un processus et d’une succession de choix : cadrage, format, saturation des couleurs, prise en compte de la perspective et de la profondeur… Tous témoignent d’une tension entre contact et contraste, entre la vie de chaque trait et sa rencontre avec tous les autres, entre l’amplitude de son rayonnement et sa capacité à se mélanger en réseau. Avec leurs apparences et leur mode de production, ces dessins digitaux sont tout à la fois des exercices mentaux – comment donner à voir les formes, structures et couleurs en mouvement qui composent la trame de notre réalité – et des rêveries esthétiques, parfois mélancoliques, parfois chaotiques, parfois joyeuses, toujours fascinantes. À chacun d’exercer sa sagacité face au réel ainsi redessiné.
Ronan & Erwan Bouroullec sont frères et travaillent ensemble depuis 1998. Ils signent à deux leurs créations, que ce soit pour des éditeurs de design, leurs projets dans l’espace public et les dix expositions monographiques présentées à la Galerie kreo depuis 2001. Cette onzième exposition est donc un événement, pour eux comme pour nous. C’est en effet la première fois qu’ils exposent ensemble leurs pratiques dessinées respectives, de manière conséquente, après les avoir dévoilées, sporadiquement, à l’occasion d’expositions monographiques muséales, de l’ouvrage Drawing paru en 2013 et du fil de leur compte Instagram. Dessins pour designer ? Certainement pas. En les exposant, Ronan & Erwan Bouroullec offrent une occasion unique d’approfondir notre connaissance de leur univers. Loin de n’être qu’une simple extension ou un appui à leurs métiers de designers, ces dessins constituent une part privée, détachée des contingences de production. Ils ne sont ni des esquisses ni des exercices de réflexion pour la conception d’objets – ces dessins-là existent bien eux aussi, en quantité réduite, mais possèdent un statut particulier, en étroite relation avec les pièces qu’ils anticipent et/ou accompagnent. Dessins de designers ? Certes, puisque Ronan & Erwan Bouroullec sont parmi les designers les plus influents de la scène internationale contemporaine. De fait, il n’est pas seulement tentant mais également pertinent de mettre en parallèle leur pratique commune et l’autonomie de ces suites dessinées : sans réduire ces dernières à leur activité publique mais pour comprendre comment elles expriment une part intime mais décisive de leur créativité.