– Masse du bronze pour le Temps Présent –
Au commencement était la pierre. En 2002, pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, Guillaume Bardet apprivoise 18 tonnes de marbre de Carrare, dont il extrait le Mobilier immobile, neuf pièces dont une méridienne aussi aérienne que la matière est pesante...
– Masse du bronze pour le Temps Présent –
Au commencement était la pierre. En 2002, pensionnaire à la Villa Médicis de Rome, Guillaume Bardet apprivoise 18 tonnes de marbre de Carrare, dont il extrait le Mobilier immobile, neuf pièces dont une méridienne aussi aérienne que la matière est pesante. A Rome, le jeune designer s’est imprégné de tant de lumières caressantes, ce qui va faire dessiller son périple, lui qui est né à Rouen en 1971, diplômé des Arts décoratifs de Paris en 1999. En 2009, il quitte Paris la grise, s’installe dans la plus lumineuse Drôme, à Dieulefit. Il s’ordonne, follement, de dessiner en solitaire, pendant un an, un objet par jour soient 365 pièces. Entre vertige et volupté. Il les réalise en terre avec des potiers de la Drôme, et les expose dans « L’usage des jours » présentée à la Manufacture de Sèvres, en 2012 (1). Et après ? Rester l’homme d’un seul exploit ? Dans sa maison à Dieulefit, il va vivre un nouveau temps long de solitude, se réfugier dans le dessin. S’accumulent cahiers et 600 croquis, qu’il photographie. « Une réserve de formes libres où il y a tout », où il n’y avait pas le « faire » au départ. Puis le bronze s’est imposé. Il découvre alors qu’il suit le cycle des âges : après l’essence de la pierre, puis de la terre, voici venu son âge de bronze. Le bronze sera une « épiphanie du marbre et de la terre », qu’il va travailler comme une masse pour le temps présent, pour une « Fabrique du présent ».
Dans la fonderie d’art Barthélémy voisine, à Crest, il découvre comment les formes en bronze s’inventent d’abord dans la cire. Il achète 50 kilos de cire, et se lance. En court-circuitant le process, pour retrouver « la puissance de ses croquis dans la cire ». Naît son premier objet, un gobelet du quotidien à partir de l’empreinte d’un verre Amora – fragile, bancal, costaud. Puis il va pétrir d’autres modèles en cire, avec des coques en polystyrène : une longue table, des tabourets, pichets, bancs, et des lampes, toujours les variations de lumière. Il écoute France Culture, lit, écrit, et dans un rituel de pensée en direct, par associations, ses gestes s’entremêlent aux mots, et à la marche du monde. En se donnant toute la liberté de l’artiste qu’il est devenu, mais avec ses souvenances de designer.
Ses pièces, qui évoquent toutes un usage, font la ronde dans son atelier, et s’organisent, peu à peu, en chapitres. Ainsi va naitre une scène de repas, indatable, immuable, avec une longue table, des tabourets et des contenants. Elle s’impose à lui comme une métaphore de La Cène. La Cène ? Guillaume Bardet a hésité devant ce symbole religieux et artistique, un interdit. Il n’a pas la foi, ne voudrait blesser personne.
Puis, en écoutant René Girard, cet anthropologue religieux du désir, il comprend que La Cène peut être aussi une représentation de la foi en l’humanité. Lentement, il polit l’idée de « sa » Cène. Elle exprimerait ce qui reste de l’humanité sans cesse retrouvée, avec treize tabourets qui seraient les apôtres, des humains dans leur diversité, de la rédemption à la trahison. Il s’autorise à donner le nom de Cène à sa scène de banquet, universelle, terrienne et amicale. C’est encore à la fonderie de Crest – une entreprise performante et accueillante – qu’il passe à la phase la plus excitante. Ses pièces vont se solidifier et s’illuminer en bronze. Il va tout apprendre du process. Surtout il assiste à la magique coulée du bronze dans le moule, chaque lundi, un rituel incandescent, alchimique, qui lui inspirera une lampe au polissage irradiant. Etape de la ciselure, puis enfin de la patine avec différents nitrates, qu’il pratique lui-même. Des heures à polir sa gigantesque table coulée en 6 morceaux, un défi dans son défi, de 900 kilos et de 4 mètres 75 de long. Il dresse un paysage d’objets « bancal et puissant, fragile et pérenne ». Il vit dans sa bulle, entre atelier et fonderie, en prenant le temps de faire, d’attendre, en perfectionniste traquant la suave imperfection. Aujourd’hui, est arrivé le temps de l’exposition, la Galerie kreo met en scène un chapitre de sa « Fabrique du présent », La Cène, qu’il a déjà dévoilée, en cire, au Couvent de la Tourette de Le Corbusier, en 2017 (2). Une table noire oblongue, irrégulière, massive mais au plateau lisse, aux reflets mordorés, avec trois pieds solides et différents ; treize variations expressives de tabourets noirs ; des contenants noirs, bosselés et accidentés, avec des éclats dorés ou colorés. Et une énorme lampe qui équilibre la composition dans l’espace de cette nature morte vivante, harmonieuse, qui éclaire cet appel au banquet, qui crée du commun. Archaïsme de ces pièces au premier regard, moulées dans l’archéologie de tant de réminiscences. Mais aussi puissance du bronze transfiguré, contemporain, avec ses teintes noires illuminées, son brutalisme satiné, ses déplacements et asymétries de formes, autant de reflets du monde vacillant et pérenne, où il traque « ce tremblement propre à l’homme ». Entre doutes rémanents et convictions à chaque fois retrouvées. Cette épopée du bronze, manuelle, sensuelle et imaginaire, adopte le long cours. Guillaume Bardet a su forger, dompter le bronze et son âme, dans une intranquillité féconde qui lui est propre, et qui est devenue sa force.
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Anne-Marie Fèvre
Nous remercions la Fondation d’entreprise Martell pour le prêt du « Lustre » et de la « Grande table » qu’elle a produits. Collection Fondation d’entreprise Martell.